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Jeudi 13 octobre, 8 heures

 

 

— Commençons ce matin par un point sur les entretiens d'hier... Sandra, nous vous écoutons...

— J'ai appris beaucoup de choses, dit-elle à Steven, par exemple que vous êtes trop michtoet que c'est trop la chance de tafferpour vous...

Kent lâcha un petit rire, et Steven sentit la moutarde lui monter au nez.

— Merci pour cet aperçu fascinant de la linguistique adolescente, dit-il sèchement. A part ça, Sandra ? Qu'est-ce qu'il y a, Liz ? Vous trouvez ça drôle ?

Liz secoua la tête et le regarda d'un œil pétillant de malice.

— Non, pas du tout, protesta-t-elle, mais j'étais en train de me dire qu'une bonne nuit de repos vous a apparemment fait le plus grand bien. Et je suis sûre que Jenna est tout aussi reposée...

Steven ne put contenir un petit sourire en repensant à Jenna qui s'était glissée dans sa chambre la nuit précédente, vêtue d'un déshabillé de soie blanche. Elle avait fait glisser le déshabillé sur la moquette et il avait pu constater qu'elle ne portait rien dessous, sauf des bas de soie et son porte-jarretelles...

Il vit Davies se renfrogner, ce qui lui procura un plaisir infini. La nuit torride qu'il avait passée avec Jenna avait dû laisser des traces visibles sur son visage. Il n'y avait rien de mieux pour faire disparaître le désir qui s'allumait dans le regard de Davies en présence de la jeune femme.

Il se tourna vers les autres membres de l'équipe et reprit la parole :

— Assez plaisanté... Au boulot ! Kent ?

— Les membres d'Alev ont été découpés à la scie circulaire, annonça-t-il.

— Les experts ont-ils pu déterminer le type de lame ?

— Diane a demandé à l'un de ses adjoints de s'en charger. L’examen au microscope des cheveux retrouvés dans la chambre de Kelly a montré qu'ils sont semblables à celui qu’on a retrouvé dans la clairière de Bud Clary... Même couleur, même texture...

— Ces cheveux appartiennent donc au même type ?

— Il faut attendre l'analyse ADN pour en être certain, répondit Kent. Pour l'instant je ne peux qu'affirmer qu'ils sont semblables. Mais entre vous et moi, je suis sûr qu'il s’agit du même homme.

— Et la poudre blanche ?

— C'est bien de la kétamine séchée. Une manière courante de traiter ce produit. On le dissout avec un solvant et on le laisse se cristalliser dans un filtre en papier. Cette poudre est souvent roulée dans une feuille de papier à cigarette pour être fumée. J'ai trouvé une microfibre collée à l'un des cristaux de la poudre.

Il sortit un cliché pris à l'aide d'un microscope et poursuivit :

— C'est agrandi cinq cents fois. Vous voyez la fibre collée au cristal ? C'est une fibre spéciale, conçue pour les filtres.

Steven fixa la photo et demanda :

— Rare ou courante ?

Kent secoua la tête d'un air navré.

— Pas assez rare, malheureusement. J'ai passé quelques coups de fil et j'ai trouvé trois sociétés de fournitures pour laboratoires disposées à m'en envoyer par la poste sur-le-champ... Sans poser de question... Juste en réglant par carte de paiement.

Steven reposa la photo.

— Merde !

— On sait au moins comment il s'y prend pour neutraliser ses victimes, dit Davies. Ça diffère du mode opératoire qu’il suivait à Seattle. A l'époque, il se contentait de les assommer avec une matraque.

Nancy tripotait ses lunettes depuis le début de la réunion, visiblement agitée.

— Nancy ? lui demanda Steven. Il y a un problème !

— Eh bien, hier, j'ai demandé à M. Bondioli, le conseiller d'orientation du lycée, de me communiquer le registre des présences, qui est informatisé. J'ai repensé au fait que les enlèvements ont tous eu lieu la nuit. Le seul acte commis par le tueur pendant la journée, à notre connaissance, est la tentative de meurtre dans la clairière de M. Clary. On a déterminé que Pal, le chien, a attaqué le tueur entre 10 heures et midi…

— Et, si c'est un lycéen, il n'aurait pas pu se trouver en cours à ce moment-là, poursuivit Liz lentement.

Steven sentit son estomac se nouer.

— Dites-moi que Rudy a manqué les cours ce matin-là, Nancy.

Nancy soupira.

— J'aimerais bien... Mais il a été noté présent.

Davies blêmit.

— Peut-être a-t-il réussi à s'éclipser ou peut-être a-t-il été noté présent par erreur ou par complaisance ?

— J'y ai pensé, dit Nancy posément. J'ai donc vérifié quel cours il a suivi ce jour-là. Il avait cours de chimie de 10 heures à midi... C'est Jenna Marshall qui l'a noté présent, et on peu difficilement la soupçonner de complaisance à son égard... Elle n'aurait pas manqué non plus de signaler le départ en plein cours de cet élève, si tel avait été le cas.

— Le registre des présences a-t-il pu être modifié ? demanda Sandra. Aurait-il pu être piraté ?

— C'est possible, admit Nancy. Mais les enseignants conservent pour eux une liste des absents, et la présence de Rudy sera donc facile à confirmer ou non. Moi, je crois qu'il était vraiment en cours ce jour-là, ce qui signifie que...

— Qu'il n'était pas dans la clairière, compléta Steven d’un ton morose. Ce qui signifie aussi que le cheveu ne lui appartenait pas.

— Pas plus que ceux qui ont été retrouvés hier dans la chambre de Kelly, ajouta Kent.

Liz ferma les yeux.

— Ce qui veut dire aussi que nous nous trompons de suspect depuis le début, dit-elle d'un ton consterné.

— Merde ! grogna Harry.

— Non ! Non ! Impossible ! Il y a quelque chose qui cloche..., dit Davies. Je suis sûr que c'est lui !

— Nous demanderons à Jenna sa propre liste des absents tout à l'heure, quand nous retournerons au lycée, dit Steven. Et si sa présence est bien confirmée, il nous faudra chercher ailleurs.

Il détourna les yeux, furieux d'avoir laissé son équipe se fourvoyer aussi grossièrement, et frappa la table du plat de main.

— Merde !

Puis il se tourna vers Nancy et se força à lui sourire.

— Bien vu, Nancy. Vraiment bien vu.

Il se leva et se mit à arpenter la pièce.

— Nouveau point sur les indices dont nous disposons : nous recherchons donc un sportif aux cheveux bruns et nous ne savons toujours pas ce que signifie le motif du tatouage...

Il consulta du regard Davies qui secoua la tête sans rien dire.

— Nous savons encore que le lycée Roosevelt est un dénominateur commun : les trois victimes retrouvées mortes ont toutes participé, en tant que pom-pom girls, à des matchs de football américain joués contre l'équipe de ce lycée. Nous savons que notre tueur a marché dans de la sciure de bois, qu'il chausse du 43 et qu'il a accès à une scie circulaire. Nous savons également que quelqu'un a commandé de la kétamine en se faisant passer pour M. Richards, après le décès de celui-ci.

Il se tourna vers Harry.

— Pendant que nous serons à Roosevelt pour interroger les autres lycéens, essayez d'obtenir davantage de précision sur cette affaire de livraison de kétamine.

— Entendu, dit Harry qui peinait visiblement à surmonter son accablement.

Comme tous les autres membres de l'équipe, d'ailleurs.

— Ce n'est pas le moment de nous laisser aller au découragement, leur dit Steven. Il a commencé à commettre des erreurs. Il suffit de le pousser un peu plus pour qu'il en commette une qui lui soit fatale.

Et il leva la séance. Ils sortirent un par un de la salle de réunion, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que Liz et Steven.

— Pas la peine de me faire un sermon, Liz, lui dit-il avec amertume et sans croiser son regard. Je m'en veux déjà suffisamment comme ça.

Liz le prit par le bras et attendit qu'il tourne la tête vers elle.

— Ce n'est pas votre faute, Steven. Moi aussi, j'étais persuadée que Rudy était le tueur. Je suis même allée jusqu'à frôler l'illégalité...

Elle eut un petit sourire narquois avant d'ajouter :

— Je comptais vous faire la surprise ce matin. J'ai réussi à accéder au dossier scellé de William Parker.

— Vous avez fait quoi ?

— L'ami d'un ami du temps de mes études de droit est à présent juge à la cour d'appel de l'Etat de Washington. Je lui ai parlé de notre enquête et je lui ai demandé de me fournir l'ADN de William Parker, juste pour que nous puissions rayer un nom de notre liste des suspects. Je crois qu'il n'approuve pas le non-lieu prononcé par le tribunal de grande instance... Bref, il a pris l'affaire en main, a fait jouer ses relations et a pu répondre favorablement à ma requête. Les échantillons de l'ADN de Parker devraient nous parvenir par courrier demain après-midi au plus tard.

— Ça ne risque pas de vous retomber dessus ?

Il perçut de l'incertitude dans le regard de Liz.

— Non, répondit-elle. Et, si j'ai des ennuis à cause de cette démarche et que je suis convoquée devant une commission disciplinaire, je brandirai les photos des cadavres, et on verra comment ils réagiront... Surtout face à celles d'Alev Rahrooh.

 

 

 

Jeudi 13 octobre, 9 h 15

 

Jenna attendait Steven dans la salle de réunion du lycée. Lorsqu'il fit son entrée, elle se leva d'un bond.

— Je n'ai pas beaucoup de temps, lui dit-elle sans salutation ni préambule.

Il posa sa serviette sur l'une des chaises.

— Bonjour quand même, Jenna.

Elle rougit.

— Désolée, Steven, mais c'est vrai que je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai demandé à une collègue de surveiller ma classe et il faut que je me dépêche d'y retourner. Lucas m'a dit que tu prévoyais d'interroger Josh Lutz ce matin...

Steven acquiesça d'un air que Jenna trouva un peu réservé.

— C'est exact.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il connaît Kelly. Nous interrogeons tous les élèves qui la connaissent.

Il lui effleura la joue affectueusement.

— Ça n'a pas l'air de te plaire, fit-il remarquer à voix basse.

— C'est un gamin très doux, très calme, dit-elle. Je crois qu'il en bave chez lui. Je n'aimerais pas qu'il en bave avec toi.

— Nancy, remballez le matériel de torture, dit-il d'un ton théâtral en se retournant. Jenna n'est pas d'accord pour qu'on l'utilise...

Jenna constata alors que Nancy s'était installée à la table et s'était mise à coller des étiquettes sur des sachets tandis que Lucas y disposait des gobelets et des grandes bouteilles de boissons gazeuses.

— D'accord, concéda Jenna. Je me doute bien que tu ne vas pas utiliser les techniques d'interrogatoire musclé de la CIA... Mais pourquoi l'interroger seul à seul, contrairement aux autres élèves ? Et comment vas-tu lui parler ?

— Comme aux autres, répondit Steven posément.

— Excuse-moi, Steven, murmura-t-elle. Mais je n’aimerais pas qu'il en souffre, c'est tout. Il a déjà subi bien des vexations de la part de la bande à Rudy, pour avoir pris ma défense la semaine dernière. Et ce n'est pas juste qu'il subisse un traitement spécial, simplement parce qu'il a la malchance d'être le frère de Rudy. C'est un garçon sympa.

Steven soupira.

— Je te promets d'y aller doucement, Jenna. File donner ton cours, maintenant.

 

 

 

Jeudi 13 octobre, 15 heures

 

— Steven, nous avons un problème...

Steven détourna les yeux du panneau d'affichage qu'il fixait depuis un moment, pour regarder Lennie.

— Un seul ? demanda-t-il d'un ton sarcastique.

Est-ce qu'il avait assez de doigts pour les compter, les problèmes ? Pour commencer, Rudy n'était pas le tueur, et l'entretien avec Josh n'avait rien donné. Son regard et son comportement confirmaient ce que Lucas et Jenna lui avaient dit. Josh était au mieux un peu lent d'esprit, au pire un idiot, victime de mauvais traitements de la part de son père ou de son frère, voire des deux.

Ainsi, ils n'avaient plus de suspect. Kelly n'avait pas réapparu. Et pour tout arranger, Al Pullman venait de l'appeler pour lui apprendre qu'aucun des acolytes de Rudy ne présentait de traces de morsure de chien ; l'enquête sur l'agression dont Jenna avait été victime chez elle était donc au point mort...

Lennie secoua la tête.

— Un seul, oui, mais de taille. Nous avons rendez-vous avec le gouverneur dans une demi-heure. Il aimerait bien savoir pourquoi nous n'avons toujours pas de suspect au bout du quatrième enlèvement.

Steven serra les dents.

— Parce qu'on a fait un petit détour par Seattle et qu'on en est revenus bredouilles, dit-il avec amertume.

— Je ne crois pas que cette réponse lui suffira.

Steven consulta sa montre.

— Il faut que je sois au lycée Roosevelt dans une heure pour aller chercher Jenna.

— A mon avis, vous serez en retard, dit Lennie d'une voix revêche. Demandez à Davies d'y aller à votre place. Je crois qu'il n'a rien à faire en ce moment.

Steven éclata d'un rire sans joie.

— Vous connaissez l'expression « plutôt crever ! » ?

 

 

 

Jeudi 13 octobre, 16 h 30

 

Jenna attendait Steven dans sa salle, en corrigeant des copies pour occuper son esprit et ses mains fébriles. Elle s'efforçait de ne pas regarder la place qu'occupait habituellement Kelly en face de son bureau ni de penser aux horreurs que la jeune fille devait être en train de subir.

— Jenna, il me faudrait du nitrate d'argent, vous pourriez m’en prêter un flacon ?

Elle leva les yeux, Otto Bell se tenait sur le pas de la porte. Il s'occupait du club photo du lycée. Il n'était pas au point pour ses réapprovisionnements en produits chimiques et la sollicitait souvent de la sorte. Elle lui gardait toujours quelques flacons servant à révéler les films.

— Oui, bien sûr, dit-elle en prenant la clé de son placard. Voyons voir... D'après le dernier inventaire, il doit m'en rester trois gros flacons...

Elle fouilla dans le placard en marmonnant :

— Mais où sont-ils ? Ah, les voilà !

Elle sortit un gros flacon de verre teinté puis un autre, plus petit et vide, pour le remplir et le donner à Otto. Mais lorsqu’elle se mit à verser, ils poussèrent tous deux un cri de surprise.

— Ce n'est pas du nitrate d'argent, ça, dit Otto.

Ce qui sortait du flacon était en effet tout simplement du sable.

— Vous croyez qu'on vous l'a volé l'autre jour, quand votre salle a été vandalisée ? demanda-t-il.

— Quand on a nettoyé après, j'ai vérifié que les flacons de produits chimiques étaient tous dans le placard, mais je n'ai pas songé à contrôler leur contenu.

— Je crois qu'il serait temps de le faire, dit-il.

Il sortit son téléphone portable et appela les membres du club photo pour qu'ils viennent à leur rescousse.

— A plusieurs, on fera l'inventaire plus vite.

Dans le passé, Jenna aurait peut-être refusé mais, à présent, elle lui fut reconnaissante de son aide.

— C'est très gentil à vous, Otto.

Il lui posa gentiment une main sur l'épaule.

— Depuis le début de ces sales histoires, je cherche à vous être utile. En voici l'occasion. Asseyez-vous, Jenna. Je m'occupe de sortir les flacons pendant que vous préparez la feuille d'inventaire.

 

 

 

Jeudi 13 octobre, 18 heures

 

Neil roulait sans but depuis des heures. Il essayait d'admettre que Rudy n'était pas le tueur de Pineville, puisqu'il ne se trouvait pas dans la clairière, mais il n'y parvenait pas. Son instinct lui disait que Rudy Lutz et William Parker n'étaient qu'une seule et même personne. Il était certain aussi que la soif de sang qui avait poussé un garçon de quinze ans à tuer quatre jeunes filles trois ans auparavant n'avait pu s'étancher d'elle-même. William Parker continuait à semer la mort.

Il finit par se garer sur le parking du lycée Roosevelt. Il ne s'en était pas approché jusque-là, soucieux de ne pas alerter Rhudy par sa présence. Le garçon n'aurait pas manqué de comprendre qu'il l'avait retrouvé et le traquait de nouveau. Mais désormais il n'avait plus rien à perdre. Il sortit de sa voiture de location pour jeter un coup d'œil de près.

Il avait perdu la trace de Parker, jadis. Et il était bien décidé à ce que cela ne se reproduise pas. Clairière ou pas. Alibi ou pas. Parker était coupable et cette fois, il ne lui échapperait pas.

Peut-être retrouverait-il alors la paix de l'esprit.

 

 

 

Jeudi 13 octobre, 18 heures

 

Steven était en retard. Un retard tel que les appariteurs du lycée avaient fermé les portes de l'établissement... Jenna avait donc dû se poster à l'extérieur pour l'attendre, parce qu'il n’aurait pas pu pénétrer dans le bâtiment... Elle avait aussi dû appeler Mark pour le prévenir qu'elle ne pourrait pas assister au cours de karaté. J'aurais dû venir en voiture,se dit-elle. Elle n'allait quand même pas poireauter comme ça tous les soirs, juste parce que Steven était incapable d'être ponctuel !

Elle se reprocha sa mauvaise foi. Il lui avait envoyé un SMS pour l'informer qu'il avait un rendez-vous aussi important qu’imprévu, mais qu'il viendrait dès qu'il se serait libéré. Elle avait d'ailleurs d'autres soucis que ce rendez-vous mystérieux de Steven et son cours de karaté annulé. On lui avait volé des produits chimiques. Et en grand nombre...

Frissonnant dans la brise un peu fraîche qui venait de se lever, elle relut son inventaire. Il lui manquait, outre du nitrate d'argent, du brome, du chlorobenzonitrite et de la propylamine. Des produits chimiques pourtant rarement volés,songea-t-elle en repensant à sa carrière avortée dans la recherche pharmaceutique. Les produits de synthèse qui intégraient ces éléments étaient complexes à élaborer, si complexes qu'il fallait un labo extrêmement bien équipé pour y parvenir. Elle n'aurait, par exemple, jamais pu élaborer de tels produits de synthèse dans son petit laboratoire scolaire.

— Jenna ? Vous êtes encore là ?

Jenna leva les yeux et vit Neil Davies, debout au pied des marches.

— Tiens, Neil ! Bonjour !

Elle esquissa un sourire puis se ravisa subitement et plissa les yeux, inquiète.

— Il est arrivé quelque chose à Steven ?

Neil haussa les épaules.

— Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas vu depuis ce matin.

Il regarda autour de lui et demanda :

— C'est normal que vous soyez là, toute seule ?

La patience de Jenna était à bout.

— Non, dit-elle d'un ton irrité, ce n'est pas normal du tout. Mais lorsqu'elle vit le visage de Neil s'assombrir, elle eut un remords.

— Excusez-moi, Neil, dit-elle plus doucement. Mais je viens de passer quelques journées épouvantables. Comme vous tous, d'ailleurs...

Il secoua la tête et s'appuya contre la rambarde.

— C'est peu dire, fit-il.

Il demeura silencieux un moment, puis demanda :

— Vous avez parlé de la Jaguar à votre famille ?

Jenna hocha la tête.

— Oui, j'ai finalement trouvé le courage de leur annoncer la vérité. Heureusement, ils ne l'ont pas aussi mal pris que je le redoutais.

— Ils s'inquiétaient plus pour vous que pour la voiture.

Jenna hocha la tête en souriant.

— Faut croire, dit-elle.

— C'est ce que j'espérais.

— Hum...

Il s'ensuivit un silence embarrassé que Jenna finit par rompre :

— Alors, Neil, vous ne m'avez pas dit d'où vous veniez...

Un sourire en coin vint aux lèvres de Neil et Jenna remarqua qu'il était très séduisant. Pas autant que Steven, mais assez beau garçon pour attirer les regards des femmes.

— Du pays de Galles, dit-il.

— Je voulais dire, plus récemment qu'il y a soixante ans...

Il lui jeta un regard admiratif.

— Bonne mémoire.

— Alors, d'où venez-vous, inspecteur Davies ?

— De Seattle.

— Ah bon ? Et qu'est-ce qui vous amène en Caroline du Nord ?

— J'ai pensé pouvoir être utile à l'enquête que mène Steven, répondit-il d'un ton dépité.

— Et apparemment ça n'a pas marché, si j'en crois votre mine... Asseyez-vous, Neil, et racontez-moi tout.

Il la fixa un long moment, comme s'il hésitait, avant de s'asseoir à côté d'elle.

— Je croyais connaître l'identité du tueur... Mais je me suis trompé.

— Ce qui veut dire que vous avez rencontré ce tueur dans le passé, ou que vous avez cru l'avoir rencontré ? A Seattle, par exemple ?

— J'aurais dû faire des études supérieures comme vous, marmonna-t-il d'un air faussement penaud. Je serais plus intelligent que je ne le suis.

Il leva les yeux et fixa la pénombre qui commençait à envelopper le parking avant d'ajouter amèrement :

— Et Alev et Kelly seraient peut-être en train de dîner en famille à l'heure actuelle.

— Steven a cru à votre piste... Et puis vous vous êtes aperçu que vous faisiez fausse route, et l'enquête est de nouveau dans l'impasse...

— Malheureusement, oui.

— Alors, que comptez-vous faire ?

Il se tourna vers elle, et elle constata qu'il avait l'air perdu. Complètement perdu.

— Je ne sais pas.

— Vous allez retourner à Seattle ?

Il haussa les épaules.

— Je ne crois pas. Je n'ai pas grand-chose à y faire, en fait...

— Vous n'êtes donc pas marié ?

— Je l'ai été... Mais je suis devenu obsédé par une affaire criminelle... Et ma femme ne l'a pas supporté.

— Un tueur en série qui assassinait des jeunes filles à Seattle ?

Il hocha la tête.

— Et vous n'avez pas réussi à l'arrêter ? Qu'est-ce qui s'est passé, au juste ?

Pendant un instant, elle crut qu'il n'allait pas répondre, puis il haussa les épaules et finit par dire :

— Les preuves que j'avais rassemblées ont été altérées.

— Comme le gant d'O. J. [9] ?

— Oui, c'est une histoire du même genre, dit-il. J'avais pourtant tout fait dans les règles. Comme je l'avais déjà fait des centaines de fois... Mais il s'est passé quelque chose d'étrange. Selon les registres judiciaires, je me serais rendu dans le local où étaient conservées les preuves en question, le soir où des échantillons de sperme ont disparu... Lesquels ont réapparu comme par magie le lendemain matin.

— On vous a donc accusé d'avoir altéré des preuves...

— Et, alors même que j'avais un alibi solide, ce salaud de juge a prononcé un non-lieu pour vice de forme et a libéré le tueur.

— Et comme vous vous reprochez de l'avoir laissé filer, vous avez traversé tout le pays pour réparer votre faute... Et là, vous vous apercevez que vous faites erreur et que vous avez peut-être aggravé la situation... Je me trompe ?

— Non, malheureusement.

— C'est ce qui vous amène à vous punir vous-même...

— Je suis comme ça.

— Mais c'est absurde, Neil !

Il lui jeta un regard furtif et se renfrogna.

— Où voulez-vous en venir ?

— Je pense qu'il faut que vous surmontiez votre obsession et que vous vous remettiez à vivre normalement. Il est temps de passer à autre chose. Vous ne seriez pas le premier...

— Comme Steven, par exemple ?

Jenna perçut son ton méprisant.

— Oui, par exemple, dit-elle. Pourquoi ne l'estimez-vous pas à sa valeur ? C'est un type bien.

Neil éclata d'un rire creux, presque sinistre, qui mit Jenna en alerte. Il détourna les yeux en crispant la mâchoire.

— Vous savez ce que c'est que de rester éveillé toute la nuit à contempler le plafond ? demanda-t-il d'une voix dure.

— Oui, dit-elle sans ciller.

— Nuit après nuit ?

— Oui.

— Pendant des années ?

— Oui, dit-elle d'une voix tendue.

Elle commençait à se lasser d'entendre cet homme s'apitoyer sur lui-même.

Il fouilla dans la poche de son blouson et en sortit un paquet de Winston non entamé.

— Ça fait des années que je n'ai pas fumé, dit-il.

— Raison de plus pour ne pas vous y remettre aujourd'hui.

Il esquissa un sourire.

— Si mon ex-épouse vous avait ressemblé davantage...

Il remit le paquet dans sa poche sans l'avoir ouvert.

— Vous faites encore de l'insomnie ? demanda-t-il.

Elle songea à la chaleur du corps de Steven, à l'impression de sécurité et de plénitude qu'elle éprouvait dans ses bras... Elle ne put réprimer le sourire satisfait qui lui vint aux lèvres.

— Non, plus maintenant, répondit-elle.

Il tourna la tête et elle fut effrayée par la lueur de haine qu'elle lut dans son regard.

— Grâce à lui ?

— Oui, dit-elle d'une voix rauque, grâce à lui... Et vous ? Vous arrivez à dormir, maintenant ?

Il hocha la tête, ressortit le paquet de cigarettes de sa poche et s'en servit pour tapoter nerveusement sa paume.

— Le jour où je vous ai rencontrée, j'ai réussi à m'endormir paisiblement pour la première fois depuis trois ans.

Il serra le poing, écrasant le paquet de cigarettes.

— En rêvant de vous, ajouta-t-il.

— Neil, je...

Il se leva en chancelant.

— Ne dites rien. N'en parlons plus, d'accord ?

Puis il s'éloigna précipitamment vers le parking.

Jenna se leva d'un bond pour le suivre.

— Neil, attendez !

Il se tourna vers elle.

— Vous l'aimez ?

— Oui, je l'aime vraiment.

Il lui prit la main et la serra fort.

— Je vais sans doute rentrer à Seattle par le premier vol, demain matin.

Elle le regarda et vit un homme très seul. Le cœur plein de compassion, elle se pencha et déposa un chaste baiser sur sa joue.

— J'espère que vous trouverez la paix, Neil, murmura-t-elle.

— Je me contenterais déjà pour commencer d'une bonne nuit de sommeil.

Elle esquissa un sourire et dit :

— Essayez de compter les brebis.

— Les brebis ? Pas les moutons ?

Elle leva les yeux au ciel et Neil émit un petit gloussement puis se remit à marcher jusqu'à une voiture minuscule.

— Bonne chance, Jenna. J'espère que Steven est digne de vous. Moi, si j'avais rendez-vous avec une femme comme vous, je ne serais pas en retard.

Le sourire de Jenna s'évanouit.

— Bonne route, Neil.

Elles étaient jeunes et belles
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